Yasuzô Masumura (1924-1986) est connu comme un cinéaste de la « Nouvelle vague japonaise », aux côtés notamment de Shohei Imamura et Nagisa Oshima. La Cinémathèque française lui a consacré une rétrospective en 2007. L’héroïne infirmière de L’Ange rouge (Akai tenshi, 1966) est incarnée par Ayako Wakao, qu’on avait déjà vue par exemple dans Les musiciens de Gion de Kenji Mizoguchi (1953), et dans la seconde version d’Herbes flottantes de Yazujirô Ozu (1959).

[Attention, « spoilers » ! Si vous n’avez pas encore vu le film, restez-en au premier paragraphe !]

De l’Ange rouge, il faudrait dire comment sa réussite plastique favorise une exploration de la profondeur humaine.

La « plastique » donc : l’univers étouffant des hôpitaux de campagne où les victimes mutilées agonisent par centaines. Nous y sommes plongés par une caméra mobile, une photographie en clair-obscur et un art du cadrage qui ne cèdent en rien à l’esthétisme gratuit. Saisis et bercés par la justesse de cette force expressive, nous entrons dans un état de plaisir filmique « basal », et devenons réceptifs : à la naissance d’un ange.

La guerre sino-japonaise où est engagée l’infirmière Sakura, Masumura nous la montre sous la forme d’une communauté d’individus soumis à une brutale compression de l’espace-temps. Tous sont voués, à court terme, à la souffrance, à la mutilation, à la mort : d’une façon qui semble accélérer la destinée humaine. Accélération différentielle d’ailleurs, selon qu’on se trouve dans l’ordre (tout relatif) d’un hôpital de l’arrière, ou dans le déferlement de blessés issus de la brutalité du front.

Quelle néo-condition pour ces humains quasi-condamnés, dont la survie est maintenant aussi éphémère qu’une « fleur de cerisier », fleur rose dont le nom japonais est « sakura » ? La guerre portera Sakura au delà d’elle-même, jusqu’à devenir l’Ange rouge. Quel statut pour le viol initial, qui ne recueille qu’indifférence de la hiérarchie ? Et pourquoi Sakura, parvenue dans l’horreur d’un hôpital de première ligne, accepte-t-elle d’offrir son corps au chirurgien pour tenter de sauver son violeur ? Ce n’est d’ailleurs pas à son corps mais à sa présence qu’il en a, l’homme énigmatique, intérieurement détruit (morphinomane et impuissant), chargé de dévier à grands coups de scie le sort des victimes de cet enfer.

En voyant Sakura s’unir au manchot, vous pourriez croire qu’elle cède à la « compassion » d’une forme de morale chrétienne dévoyée (rappelons que le Japon abrite une minorité catholique). Mais l’élan qui s’empare d’elle est bien plus profond: c’est la montée d’un puissant courant de vie, qu’elle redirige sur les victimes et qui la révèle comme « ange ». C’est ainsi qu’elle s’impose auprès du Dr Okabe pour former un couple thérapeutique, et que plus tard, elle « sauvera » le chirurgien, en le rendant à lui-même.

La « compression de la survie » atteint sa force extrême quand le choléra, qui touche d’abord les prostituées du camp, s’ajoute à la guerre pour anéantir les humains. (Quand survient la maladie, on repense à la scène du début, où les infirmières sont réparties en deux groupes : « Celles de gauche en chirurgie, celles de droite en médecine ! »). Seule rescapée de l’attaque finale, Sakura comme immaculée erre dans les décombres, parmi les cadavres dénudés par l’ennemi, mais étrangement intacts, et qui figurent plutôt les âmes des sacrifiés.

Les êtres spirituels ou célestes de la tradition bouddhiste, comme les « tenshi », sont proches de « nos » anges. Au-delà du bien et du mal, Sakura visite les humains, condamnés par nature, et leur insuffle un principe de vie qu’ils emportent dans l’autre monde.

La bande-annonce.