En reprenant la chronique de ses années de préceptorat dans la « Grande Maison » d’un riche Genevois des années 1930, commencée dans Chronique de la rue Saint-Ours, Haldas approfondit ses observations concernant le maître de maison. La « Petite Graine » est le nom qu’il donne à son âme poétique.

Il y avait, effectivement, dans l’expression de son visage, en cette même seconde toujours, un mélange infiniment délicat de tendresse contenue, de nostalgie, pas moins contenue, d’humour aussi, non pas alternant avec l’inquiétude que nous avons dite, mais comme s’insinuant en elle. Telle une photo se superposant à une autre. De telle sorte qu’à travers celle d‘un paysage on voit en filigrane, au tirage, se dessiner, mais à peine, un visage. Et c’était comme si l’histoire du Banquier Père – sa jeunesse, oui, son âge mûr et, par la suite, sa gravité – se fondait, à la fois, et se condensait dans la seule manière dont il considérait son fils, en attendant que celui-ci prenne, question guerre, la parole. Et il est évident alors qu’en de telles circonstances j’oubliais complètement que j’avais à faire au milieu gourmé un peu conventionnel de la Grande Maison avec tout ce qui me séparait d’elle, et de chacun de ses membres, pour ne plus percevoir que la réalité complexe d’un être humain surpris dans une de ses réactions intimes et tout à fait étrangères au rôle qu’il pouvait jouer ou ne pas jouer dans la vie sociale et sa hiérarchie. Bref, saisi dans cette part, en lui, comme soustraite au temps. Autrement dit son humanité profonde. Qui soudain me le rendait proche. Il ne s’agissait plus d’un riche banquier face à son rejeton un peu fils, malgré tout, à papa. Nullement. J’aurais pu être en présence d’un métallo, d’un paysan, d’un employé de commerce, d’un gendarme regardant son fils, et perplexe quant à ce que ce dernier allait dire. C’eût été tout pareil. Et je peux attester que la Petite Graine, en moi, à cette époque déjà, surprenait les êtres ainsi hors de leur conditionnement social. Dans cette part d’eux-mêmes qui lui échappe (parce qu’elle échappe à l’espace/temps et donc à l’histoire).

(L’École du meurtre. L’Âge d’Homme, Lausanne 1995, p. 195)